« Les vrais racistes, c'est vous ! »
Analyse d'un délire bien français.
Parution : Lecture : 8 minutes + 4 notes
Le 18 novembre 2022, un député RN, pointant du doigt le groupe NUPES, affirmait à l'assemblée nationale :
« Les vrais racistes, c'est vous ! »
La tirade est, évidemment, totalement démagogique. Elle n'est même pas originale, puisqu'il est de plus en plus courant que des anti-racistes soient accusés de la sorte.
Elle n'en est pas moins représentative d'un courant de pensée profondément ancré dans la tradition politique française. Pour mieux la comprendre, on va donc avoir besoin d'écouter un point de vue extérieur.
🛑 Contexte
Toute française, tout français, est imprégné·e d'une certaine propagande présentant notre pays comme celui des "droits de l'homme" et de l'égalité. Comprendre les faits tels qu'ils sont demande donc de revenir sur son Histoire avec un point de vue "nouveau". Un article complet est à votre disposition ici pour vous aider dans cette démarche. Je vous invite vivement à le lire avant de poursuivre celui-ci.
Une leçon d'anti-racisme et d'identité
En 2018, l'équipe de France masculine de football emporte une nouvelle victoire à la coupe du monde. Nouvel épisode de liesse collective. Comme Jean-Marie Le Pen n'est plus là pour gâcher la fête, le racisme a été résolu. Plus besoin de l'évoquer comme vingt ans plus tôt.
Ce sera sans compter sur Trevor Noah. Depuis New-York, l'animateur du talk show The Daily Show commente l'évènement et exprime sa joie que « l'Afrique [ait] gagné la coupe du monde ». Il ajoute même : « En fait, l'Afrique est la réserve de l'équipe de France ».
Branle-bas de combat ! Les français paniquent ; s'insultent abondamment sur les réseaux sociaux. L'ambassadeur prend alors sa plume pour écrire une lettre "bien sentie" à l'animateur :
« J'ai regardé avec attention votre émission du 17 juillet. [...] Je vous ai entendu parler d'une "victoire africaine". Rien ne pourrait être moins vrais. Comme de nombreux joueurs l'ont déjà dit eux même, leurs parents peuvent être arrivés d'un autre pays, mais la grande majorité d'entre eux [...] sont nés en France. Ils ont suivi leur éducation en France. Ils ont appris à jouer au football en France. Ce sont des citoyens français. Ils sont fiers de leur pays : La France. Les origines riches et variées de ces joueurs est le reflet de la diversité française. »
Lisant cette lettre à son public lors d'une émission suivante, Trevor Noah s'attarde sur cette dernière phrase pour corriger l'ambassadeur : « sans vouloir être désobligeant, je pense qu'il s'agit davantage du reflet du colonialisme français. »
La lettre se poursuit : « La France est en effet un pays cosmopolite, mais chaque citoyen fait partie de l'identité française, et ensemble, ils appartiennent à la nation Française. Contrairement aux États-Unis, la France ne désigne pas ses citoyens sur la base de leur race, religion ou origine. Pour nous, il n'existe pas d'identité composée[ndt: hyphenated / à trait d'union ; il fait ici référence aux "afro-américains"]. Les racines sont une réalité individuelle. En les désignant comme une équipe africaine, il semble que vous leur déniez leur identité française. Cela, même si énoncé comme une plaisanterie, légitime l'idéologie qui affirme qu'être français ne se définie que par le fait d'être blanc. »
Trevor Noah a constaté que partout dans le monde, des noirs célébraient les origines africaines de ces joueurs et étaient ainsi fiers de leur victoire. Pourquoi, alors, ne pourraient-ils pas être à la fois africains et français ?
Il ajoute, à propos des immigrants africains en France : « Quand ils sont sans emploi, quand ils commettent un crime ou qu'ils sont déplaisants, on les considère comme des immigrants. Quand leurs enfants remportent la Coupe du monde pour la France, on ne les présente plus que comme français. »1 Il fait même alors le lien avec Mamoudou Gassama, qui a reçu en grande pompe la nationalité française suite à un acte héroïque.
Il faut ici noter que Trevor Noah est né en Afrique du Sud durant l'apartheid, d'une mère noire d'ethnie Xhosa et d'un père blanc suisse-allemand. Métis, il a grandi dans un pays où les unions mixtes étaient proscrites par la loi. Son existence même était un crime !
Émigré à deux reprises, il vit à présent aux États-Unis, où il est vu comme noir / afro-américain (une grande nouveauté pour lui à son arrivée, de son propre aveux). Il parle couramment 8 langues, dont 6 africaines (anglais, xhosa, zoulou, sotho, tswana, tsonga, afrikaans et allemand). Il est donc non seulement africain, mais surtout extrêmement bien placé pour parler d'oppression et d'identité "composée".
Conscient des propos précédemment tenus par l'extrême-droite française et en particulier Jean-Marie Le Pen, il insiste sur le fait que pour ces sujets, le contexte est essentiel.
L'ambassadeur, et avec lui de nombreux français, ont fait ici une erreur évidente : celle de considérer qu'une même expression dit la même exacte idée quand elle est utilisée par une personne comme Trevor Noah que quand elle est utilisée par des racistes, xénophobes et fascistes notoire. Ce qui est aussi faux que penser qu'il puisse exister un "racisme anti-blanc". Ou de s'adresser à un noir en utilisant le mot "nigga", en anglais, ou "frère", en français, quand on est blanc. Ou même, si on va par là, que la misogynie et la misandrie soient équivalentes.
En disant ces mots, Trevor Noah inclue les joueurs en question dans sa propre identité africaine, tandis que les racistes utilisent les mêmes mots pour les exclure2.
Ce qui est non seulement une règle basique de communication3, mais aussi et surtout un révélateur important des particularités de la culture, de l'identité, et de l'histoire française.
Qui sont "les vrais racistes" ?
Les sociétés étasuniennes et français sont évidemment très différentes. On peut notamment le voir si l'on tente de comparer le mouvement black lives matter de 2013 aux USA avec son pendant français plus récent, en particulier l'Affaire Adama Traoré et les émeutes de 2020.
Étant eux-mêmes une colonie, les États-Unis se sont construits comme une société "multiculturaliste", dans laquelle l'appartenance à deux cultures, ou plus, est une norme. En tant que pays esclavagiste et génocidaire, les USA n'en ont pas moins ségrégé et opprimé à grande échelle les afro-américains, les membres des premières nations, les immigrés asiatiques, etc. Leur culture (et, de fait, leur "race") sont systémiquement marginalisées et traitées comme inférieures par rapport à une "norme" WASP. On peut donc affirmer sans détours qui les États-Unis forment un pays fondamentalement raciste.
La France, elle, s'est construite sur un modèle radicalement différent. Les noirs, "beurs" et asiatiques qui, aujourd'hui, font partie intégrante de la nation, sont pour l'essentiel issus de ses colonies (avec, là aussi, son lot d'esclavagisme et de ségrégation). Un colonialisme que notre pays n'a jamais véritablement quitté.
Les peuples colonisés ont été traités comme inférieurs, séparés de la nation, durant la longue période de l'indigénat. Une période que notre mémoire collective tente d'oublier, voir de nier. À présent, il ne s'agit plus pour l'État de séparer institutionnellement les descendant·es des "indigènes", mais de nier l'héritage raciste qui pèse encore et toujours sur ces personnes.
Au nom de l'universalisme, tous les aspects positifs de ces citoyennes et citoyens sont appropriés par la "nation". Ce qui laisse une grande place à aux politiques et discours racistes, pointant du doigt les éléments présentés comme négatifs.
À l'opposé, les anti-racistes soulignent ces systèmes colonialistes et racistes, en France comme aux États-Unis. Non pas par idéologie, mais sur la base de faits étudiés par les sciences sociales (en premier lieu, le droit et la sociologie, menants à la critical race theory). Ces sciences sont, comme toutes autres sciences, descriptives, non prescriptives. Ce qui exige de sortir de dogmes politiques tels que l'universalisme.
En résumé, ces études affirment simplement que :
les races existent et le racisme façonne notre société
Il ne s'agit évidemment pas de prétendre que les races existeraient comme un fait objectif, naturel et génétique. Mais simplement que la racialisation (autrement dit, l'assignation d'une "race" aux individus) est un phénomène social bien réel, qui a des conséquences, et qui mérite d'être étudié.
Le militantisme antiraciste moderne, se basant sur ces informations objectives, ne fait que promouvoir des politiques visant à combattre les conséquences de ce racisme bien réel. À la description scientifique, il ajoute la prescription politique, sensible aux valeurs de chacun et donc sujette à débat.
Loin d'être nouvelle, cette démarche a cependant été très longtemps marginalisée, tout particulièrement en France. Après des siècles de racisme institutionnel assumé, la société Française avait pris l'habitude de se penser "sans couleurs", confondant l'égal et l'identique.
Les Françaises et Français ont ainsi été éduqués à souhaiter un monde "sans couleurs". À penser que l'équité serait synonyme d'uniformisation. Que l'intégration implique l'assimilation. Ils et elles ne sont pas habitués à parler de "races". Ce qui les amène logiquement à s'insurger de l'utilisation même du mot4.
Quand ils pointent du doigt des anti-racistes pour leur dire "vous êtes les vrais racistes", ils expriment une réaction à une mise en évidence d'un fait qu'ils sont habitués à nier.
Certains politiques (à droite en particulier), ne sont évidemment pas dupes de ces mécanismes. Ils utilisent allègrement le prétexte universaliste pour soutenir leurs idéologies racistes, censurant toute parole contraire à leurs objectifs.
Cela ne doit cependant pas nous faire oublier que de nombreuses personnes (en particulier les anciennes générations), par habitudes, sont sensibles à ces discours sans pour autant partager ses fondements. Si leurs comportements sont évidemment racistes, ils ne se vivent pas moins eux-mêmes comme fondamentalement anti-racistes. Ce point est un élément fondamental de leur identité et de leur perception d'eux-mêmes. Ce qui les amène à vivre toute remise en question comme une attaque personnelle, les rendant d'autant plus sujets aux paniques morales.
Cette fracture de perception entre universalistes et anti-racistes modernes est avant tout générationnelle et "identitaire". Ce qui explique pourquoi nous la retrouvons à présent à tous les niveaux de notre société. Nous pouvons ainsi mieux comprendre comment et pourquoi cette fracture en est venue à constituer l'élément essentiel de divergence dans tous les milieux militants de gauche, des plus réformateurs aux plus révolutionnaires.
Comment le combattre ?
Il est assez évident que certaines personnalités politiques sont fondamentalement racistes, du fait de leurs accointances avec le fascisme et leur adoration du colonialisme. Nous devons, bien évidemment, combattre celles-ci à tous les niveaux, quotidiennement, afin de nous assurer qu'elles n'accèdent jamais au pouvoir.
Il est cependant plus difficile d'identifier le racisme systémique quotidien. Celui porté par des personnes se vivant elles-mêmes comme "non-racistes" par ignorance ou naïveté.
À ces personnes, nous nous devons de rappeler systématiquement le sens véritable du racisme :
Définition : Racisme (LeRobert)
- Idéologie postulant une hiérarchie des races.
- Ensemble de réactions qui, consciemment ou non, s'accordent à cette idéologie.
- Discrimination, hostilité violente envers un groupe humain.
Nous nous devons de répéter que ce racisme est bien une construction sociale qui affecte chaque individu. Non une "tare morale" qui n'affecterait que les plus haineux.
Que la reconnaissance de l'existence de la racialisation (que certains qualifient de "racialisme") n'est pas un racisme. Que la négation de la diversité des cultures et identités dans notre société n'est pas un combat anti-raciste, mais bien une violence institutionnelle et systémique.
En un mot, que leur comportement est raciste ... sans que cela ne disqualifie pour autant leur personne.
Ressources complémentaires
TW : certains de ces liens présentent des discours racistes assimilant l'anti-racisme moderne ("woke") à une forme de racisme
- Devecchio, Alexandre. "Les antiracistes sont devenus les nouveaux racistes." Live, Figaro. YouTube, 2 Apr. 2021
- Taguieff, Pierre-André. "Les dérives racialistes du néo-antiracisme" LEDDV, 21 Mar. 2022
- Taguieff, Pierre-André. « Racisme, discrimination, antisémitisme, discrimination : définition des concepts », Communication au séminaire de la CNCDH, Paris, 1er décembre 2006, in RAPPORT DE LA COMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L’HOMME, La Documentation française, Paris, 2008, ISBN 978-2-11-007093-7, p241-275
- P.A Taguieff & M. Wieviorka, "Le racisme. Le multiculturalisme, Cahier du CEVIPOF n° 20, 1998
- Brice Couturier. "Le racialisme, ou la perversion de l'antiracisme." Le Tour du monde des idées, France Culture, 27 Apr. 2021
- Alana Lentin, « Post-racialisme, déni du racisme et crise de la blanchité », SociologieS [En ligne], Dossiers, 23 mai 2019
- Courant Communiste Revolutionnaire, Nina Kirmizi. "Reims, camp d'été décolonial. Les vrais racistes à l'offensive." Révolution Permanente, 14 Dec. 2017, www.revolutionpermanente.fr/Reims-camp-d-ete-decolonial-Les-vrais-racistes-a-l-offensive.
- Yonnet, P. Voyage au centre du malaise français. L'artilleur, 2022, books.google.fr/books?id=LH6KEAAAQBAJ&pg=PT3
- Préface de P.A Taguieff dans Ngo, Andy and Anne-Sophie Nogaret. Démasqués - Infiltré au coeur du programme antifa de destruction de la démocratie. Ring, 2021
- Taguieff, Pierre-André. "Anti-israélisme et judéophobie : l'exception française." Outre-Terre, vol. 9, no. 4, 1 Dec. 2005, pp. 385-404
- Blanckaert, Claude. « Science des races et discours anti-« racistes » au musée de l’Homme (1930-1960) », Communications, vol. 107, no. 2, 2020, pp. 45-61.
Lachasse, J. (2018). Victoire de "l'Afrique" au Mondial: Trevor Noah répond à la polémique. BFMTV. ↩︎
Trevor Noah illustre cette idée en faisant la plaisanterie suivante : « C'est comme si quelqu'un disait : "oh donc si tu joues avec ton enfant nue, c'est un problème, mais si je le fais je suis un pédophile ?" Oui ! OUI ! Y a une énorme différence ! » ↩︎
En science de la communication, tous les modèles, en partant de celui de Shannon et Weaver, incluent un émetteur et un récepteur dans l'étude des possibles écarts entre message émis et message reçus. La base je vous dis. ↩︎
Nous ne parlons ici que du racisme, mais ces éléments peuvent évidemment être généralisés à toute forme d'oppression niées par le discours universaliste (sexisme, LGBT-misie, validisme, etc.). Ces réactions, toutes corrélées car relevant d'une même logique, expliquent ainsi très bien l'envergure actuelle de la "panique woke". ↩︎
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