La liberté est-elle de gauche, ou de droite ? - dé·polariser #4
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Cet article conclue une série de trois articles consacrés à la liberté :
- (dans le premier article) nous avons défini la liberté, sans trop nous attarder sur les mouvements politiques s'en réclamant
- (dans le second article) nous nous pencherons plus en détail sur la vision libérale de la liberté, afin d'en voir les limites et les conséquences concrètes
- (dans cette conclusion) nous ferons la synthèse de tous ces différents points en définissant un nouvel axe politique plus cohérent
Dans le premier article de cette série, nous avons pu voir qu'il existe de très nombreuses formes et définitions de la liberté :
- formelle / réelle
- négative / positive
- par non-ingérence / par non-domination
- personnelle / collective
- simple / composée
Au-delà de ces définitions, nous avons pu voir dans le second article que les courants politiques peuvent s'opposer dans leur rapport à la liberté en général. Certains allants même jusqu'à ne pas la considérer comme une valeur importante.
Un nouvel axe : liberté-domination-sujétion
Nous pouvons reprendre tous ces éléments comme des axes, et les mettre approximativement en relation1 :
Commence à apparaitre un axe liberté-domination-sujétion.
J'utilise ici le terme "sujétion" dans son sens politique : soumission aliénante d'un sujet à un pouvoir politique autoritaire.
Je fais le choix d'utiliser ce terme précis pour plusieurs raisons :
- La plupart des termes proches (e.g. coercition, autoritarisme, servitude, oppression, contrainte, asservissement) font partie du langage courant. Ce qui les rend d'autant plus polysémiques, et donc sujets à interprétation. Interprétation qui pourra en particulier changer en fonction du contexte et des valeurs politiques.
- En mettant l'accent sur le sujet, c'est-à-dire la personne subissant l'oppression, sujétion fait écho à la définition négative individualiste de la liberté. Ce qui permet de souligner l'opposition à toutes les définitions de la liberté prenant en compte une certaine composition des sujets (positive, collective et composée), ainsi que la proximité avec la partie domination qui la précède dans l'axe.
- "Sujétion" n'est porteur d'aucune valeur morale. Suivant l'angle de lecture, on peut le comprendre comme un esclavagisme total, ou comme une soumission au moins partiellement volontaire à un niveau inconscient.
- Le terme couvre un spectre assez large pour permettre de définir une échelle, incluant :
- une vision libérale classique d'une sujétion à la loi, volontaire dans le cadre d'un pacte social2, se mêlant à la domination telle que définie dans cet article
- une soumission à un souverain protecteur3, dépassant la frontière de la domination simple
- à l'extrême, un assujettissement total par une autocratie totalitaire moderne
- Enfin, l'idée même de sujétion est fortement liée à celle de l'esclavage. Son interprétation la plus extrême renvoie ainsi directement à l'interprétation la plus commune et ancienne d'une perte de liberté totale4.
Même si ça semble difficile quand on parle de liberté, on va rester ici aussi descriptifs que possibles. On ne considère pas que la liberté, la domination et la sujétion sont bien ou mal dans l'absolue. À chacune et chacun de déterminer ses propres valeurs, et ce qui lui semble important en politique.
Très schématiquement, on peut représenter les différentes positions des trois principaux groupes d'idéologies politiques ainsi :
Ce qui nous permet de voir les intersections possibles du libéralisme avec le socialisme et le césarisme. J'utiliserai cette échelle quand le moment sera venu de définir plus en détail chaque idéologie.
Un nouveau cadran ?
Initialement, nous partions du cadran traditionnelle gauche-droite économique / liberté-autoritarisme.
On pourrait (là aussi très schématiquement) répartir sur ce cadran politique les idéologies les plus notables conformément à leur perception générale :
Mais on voit alors directement un problème apparaitre. Il semblerait que ce cadran nous dise que :
- le néolibéralisme a pour aboutissement logique le libertarianisme, paroxysme de la liberté
- l'idéologie communiste dans son ensemble aboutit nécessairement au capitalisme d'état, unique antithèse absolue de la liberté
- le néolibéralisme est aussi opposé au fascisme que le communisme l'est de son idéal, le socialisme (société sans classe et sans état)
Ce qui est une vision bien particulière, partiale, de la politique.
Comme nous avons déjà bien définis deux axes de remplacement, nous pouvons poser un nouveau cadran. Tout de suite, la répartition devient bien différente.
Vous noterez deux différences majeures avec le cadran politique traditionnel :
- Le libertarisme n'étant pas une idéologie homogène, nous ne pouvons le placer très clairement. Je pense cependant qu'il aurait tendance à se confondre avec la ligne du césarisme.
- Le capitalisme d'État a existé (Stalinisme) et existe encore (Chine moderne). Les États qui le pratique sont conservateurs (dans le sens où ils visent à perpétuer leur système en l'état) et la sujétion des habitants y est totale. Il se place donc logiquement dans le carré supérieur droit. Donc à droite du spectre politique si définit ainsi.
Mais ces deux points peuvent changer en fonction de votre point de vue.
Nous pouvons également constater une anomalie : les cases supérieure-gauche et inférieure-droite de notre cadran sont vides. En effet, dans notre tradition politique, l'idée de liberté est intimement liée à celle de progressisme.
À gauche, tout le monde admet que nous vivons dans un monde inégalitaire, et qui l'a toujours été. Plus la définition de la liberté devient ambitieuse, plus le monde à construire est nouveau, éloigné de ce que nous avons déjà connu.
À droite, on pense plus facilement que le monde est juste (méritocratique) en l'état. Voir, si on se déplace vers l'extrême, qu'il l'était davantage par le passé.
Le carré supérieur gauche (progressisme + sujétion) pourrait représenter des utopies totalitaires. À part quelques sectes et, éventuellement, une certaine vision de la "dictature du prolétariat" transitoire marxiste, je ne vois aucune organisation ou idéologie qui pourrait y correspondre.
À l'opposé, le carré inférieur droit (liberté + conservatisme/réaction) semble être un non-sens absolu tant elle est éloignée de nos imaginaires.
Nous pourrions éventuellement y placer l'anarcho-primitivisme, qui est une idéologie à la fois ultra-réactionnaire (son objectif étant le retour à un état pré-civilisationnel) et "libertaire", dans le sens où elle idéalise une certaine liberté positive clanique (qui ne serait donc pas dénuée de domination).
Si vous voyez d'autres exemples, partagez-les en commentaire, ça me rendra service 🙂
Ces deux axes ne sont donc pas de très bons choix pour construire un cadran.
Un axe gauche-droite plus précis
Du fait même de l'inutilité de ces deux cases, nous voyons cependant apparaitre assez clairement un axe gauche-droite. Nous pouvons donc directement remplacer ce cadran par un axe simple, en projetant chaque dimension sur la diagonale allant de l'angle inférieur-gauche à l'angle supérieur-droite.
Afin d'éviter de donner l'impression de prendre excessivement parti pour un bord ou l'autre, nous allons également changer de vocabulaire. À droite, les termes "sujétion" et "réaction" seront remplacés respectivement par "ordre" et "tradition". Bien que similaires, ces mots seront en effet perçus positivement par les tenants de ces idéologies, et négativement par leurs détracteur·rices.
Je n'ai pas, pour l'heure, trouvé un remplaçant satisfaisant pour le terme liberté.
Ce qui est évidemment problématique, étant donné que :
- les libéraux s'en réclament, tout en étant à droite sur cet axe
- la "liberté" est aujourd'hui quasi unanimement perçue comme une valeur positive, donc non-neutre
L'expression "émancipation collective" reste trop imprécise et problématique à mon gout.
Le sens du mot "émancipation" en droit (une "libération d'un mineur") véhicule une certaine image infantilisante.
De plus, l'idée même d'émancipation reste négative, puisque uniquement définie par opposition à une contrainte. L'idée ne me semble donc pas suffisamment refléter les définitions positives, collectives et composées de la liberté. Ajouter "collective" ne serait donc qu'un pauvre palliatif.
"Justice sociale" serait, de prime abord, plus adapté pour clairement définir la gauche. Bien que reflétant notre définition de la liberté positive, cette expression me semble malheureusement porter un sens qui dépasse largement ce que nous avons développées jusque-là. Ce serait donc trop anticiper des développements que j'évoque en conclusion de cet article.
Toute suggestion en commentaire sera évidemment la bienvenue.
Ce faisant, nous précisons la définition restreinte de l'axe gauche-droite que nous donnions en ouverture de cette série (axe progressiste-conservatisme-réaction).
Cette définition reste encore, comme nous pouvions le prévoir, assez limitée. Nous devrons donc, comme prévu, l'affiner encore davantage dans le futur par l'ajout d'autres axes.
Quelques pistes d'approfondissement
En évoquant la liberté, nous avons pu voir qu'il s'agit d'une valeur centrale. Naturellement, la notion même de liberté est donc indissociable de nombreux autres sujets que nous avons du pour l'heure laisser de côté.
Ici, je vais seulement présenter quelques pistes d'approfondissement qui m'ont semblé pertinentes en écrivant cet article. Je ne les ai évidemment pas suffisamment approfondies. Ce qui suit est donc largement subjectif.
Contrainte sociétale
Nous avons vu que la société elle-même exerce une contrainte sur l'individu. Se pose alors la question de la légitimité de cette contrainte. Ce qui amène, suivant les justifications amenées, à souhaiter différentes formes de société, donc de pouvoir et d'État.
Le contractualisme, en particulier, a fortement contribué à la formation de nos "démocraties libérales". Or, les trois principaux penseurs du contractualisme (Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau), l'abordaient déjà sous des angles très différents, posant les bases d'idéologies politiques parfois contradictoires. D'autres, plus nombreux aujourd'hui, critiquent voir rejettent l'idée même d'un contrat social, ce qui les amène encore à promouvoir d'autres formes de société et donc, d'idéologies politiques.
Autorité et autoritarisme
Alors que nous partions d'un axe liberté-autoritarisme, nous avons volontairement laissé de côté la question de l'autoritarisme. En effet, celui-ci ne peut être simplement défini comme une anti-thèse de la liberté qui est, comme nous avons pu le voir, multiple.
Sur le plan politologique, différentes écoles de pensées identifient différents mécanismes de "dérive autoritaire". Les réponses politiques à ce danger varient donc naturellement en fonction des potentielles sources identifiées. On pensera notamment à la question du capitalisme d'état, et de ses liens avec l'idéologie communiste. La droite aura effectivement tendance à considérer que l'idéologie communiste est "par essence" autoritaire, tandis que la gauche aura davantage tendance à considérer les dérives autoritaires vers le capitalisme d'État comme un contre sens du communisme.
Sur le plan moral, l'autorité et la liberté ne sont pas légitimées de la même manière selon que l'on se place du côté de l'ordre et la tradition (droite), ou d'un progressisme libérateur (gauche).
Honneur et justice
Cette question de la "morale de l'autorité" peut même être étendue à des questions bien plus larges.
En effet, nous pouvons remarquer que la droite, conservatrice ou réactionnaire, aura naturellement tendance à faire appel à des morales anciennes. Pour la plupart de ces modèles moraux, la tradition suffit généralement à légitimer l'autorité. Par exemple, celle des "anciens", des "forces de l'ordre" ou du "père de famille".
De même, certains de ces principes reposent fortement sur une morale d'honneur, héritée de l'ancien régime. Des concepts liés au respect, et à une réputation hiérarchisée, y prennent une place prédominante. De là peut découler une vision individualiste du lien social, où le groupe est vu comme un tiers dissocié dont il faut maîtriser les réactions (axe individu-collectif). Le plus souvent, le groupe considéré est restreint, justifiant un certain élitisme. Élitisme qui peut lui-même se fonder sur une vision paternaliste, partant du principe que l'autre seraient incapables de juger de ce qui est bon pour elle ou lui, donc de prendre les "bonnes décisions".
À l'opposé, la gauche aura davantage tendance à faire appel à la justice comme objectif moral. Ses tenants se vivent comme faisant partie intégrante d'une société. Le groupe d'appartenance est défini très largement, au point de mener certain·es à l'internationalisme. La tradition, l'honneur et la réputation sont ainsi moins vécues comme des valeurs, mais comme des héritages fondant des contraintes sociales pesant sur tous les membres de la société. De cette vision sociétale (certains diront "systémique") découle une perception de l'autre comme un égal. La justice est ainsi définie comme un impératif moral et un idéal d'équité, la "justice sociale" devant intégrer l'ensemble des membres de la société comme un tout diversifié.
Cette distinction morale, pouvant éventuellement mener à un axe honneur-justice, m'intéresse tout particulièrement. Il me semble en effet révélateur de phénomènes sociologiques majeurs, susceptibles de mener à une définition précise de la gauche et de la droite.
Bien que ce soit un sujet extrêmement complexe, il est donc possible que je base un prochain article sur le sujet.
Mais ça, vous ne pourrez le savoir qu'en suivant ce blog (réseaux sociaux, RSS, toi-même tu sais) 😉.
Gardez cependant bien à l'esprit que certaines de ces définitions ne sont pas mutuellement exclusives ni n'ont de rapport aussi clair entre elles. ↩︎
Locke, Second Traité du gouvernement, VIII, 97 ↩︎
Hobbes, Leviathan, XXI, p. 233 ↩︎
Voir le Grand dictionnaire de la philosophie / sous la dir. de Michel Blay. 2003, en particulier aux pages 326 et 1016. ↩︎
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