N-31
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C'est quoi la liberté ? - dé·polariser #2

Parution : Lecture : 11 minutes + 23 notes

Dans le dernier épisode de dé·polariser, on a regardé le cadran politique traditionnel, pour finalement conclure qu'il ne faisait pas vraiment sens. On a redéfini un axe un peu plus clair pour le court terme (progressisme-conservatisme-réaction), puis posé quelques bases pour définir l'axe gauche-droite plus en détails.

Aujourd'hui, nous allons nous attaquer à un gros morceaux : l'axe vertical Autoritarisme-Liberté.

Compte tenu de la complexité du sujet de la liberté, celui-ci sera traité en trois parties :

  1. (dans le présent article) nous commencerons par définir largement la liberté, sans trop nous attarder sur les mouvements politiques s'en réclamant
  2. (dans l'article suivant) nous nous pencherons plus en détail sur la vision libérale de la liberté, afin d'en voir les limites et les conséquences concrètes
  3. (en conclusion) nous ferons la synthèse de tous ces différents points en définissant un nouvel axe politique plus cohérent

"Liberté" est un terme fortement polysémique. Nous ne pouvons donc pas en donner une définition unique et absolue. À la place, nous pouvons cela-dit résumer brièvement comment l'idée d'une absence de liberté a évolué au cours de l'Histoire. Cela nous permettra de faire apparaitre, en négatif, plusieurs notions de libertés. Des notions complémentaires, qui feront plus ou moins sens suivant le contexte :

  1. ne pas être esclave (ou pauvre)
  2. ne pas subir d'ingérence
  3. ne pas être "empêché" de faire ce que l'on souhaite
  4. ne pas subir de "domination"

Enfin, nous conclurons avec une définition originale et positive de la liberté, nous permettant de dépasser politiquement toutes ces définitions restreintes.

L'origin story de la liberté

Symboles cuneiformes
Symboles cuneiformes pour "ama-gi", soit "liberté" en Summérien.

Commençons par le tout début : Mésopotamie, 2700 avant J.-C (à quelques moutons près)1. Les sumériens entrent tout juste dans l'âge de bronze. Ils bâtissent des cités-État, inventent l'écriture cunéiforme, etc. C'est, en gros, le début de l'Histoire et de la Civilisation2.

Apparait alors une forme d'esclavage3 par la dette. Comme aujourd'hui, les pauvres empruntent pour survivre. Leurs créanciers peuvent alors se permettre de saisir leurs biens, de limiter leurs droits de déplacement, et même, dans certain cas, de s'approprier leurs proches.

Le phénomène prend rapidement une ampleur considérable. La structure même des cités est mise en danger. Les rois en place n'ont donc pas d'autre choix que de régulièrement annuler l'ensemble des dettes. On appelle alors ce genre de "méga-exonération de dettes" une amagi (𒂼𒄄)4.

Le temps passe (un peu), les Akkadiens succèdent (plus ou moins) aux Sumériens, et le mot se transforme en amargi. Premier mot retrouvé sur des tablettes d'argile qui, à notre connaissance, signifie littéralement "liberté".

Dès le départ, la liberté était donc définie comme "ne pas être esclave". L'homme libre, eleútheros (ἐλεύθερος) en Grèce, puis civis ou liber à Rome, est le seul à pouvoir vraiment prendre part à la démocratie qui fait vivre la cité ; c'est un "citoyen". Ce qui demande d'être bien né, donc ni esclave, ni étranger (et d'avoir reçu une certaine éducation).

Les Grecs prolongent même l'idée sur le plan philosophique. Pour eux, l'être qui "travail"5 dans la peine (πόνος, ponos, à la fois effort et dette) n'est pas libre. Car il ne fait qu'accomplir sa nature, en réponse à la nécessité.

Dans l'antiquité, être libre, ça veut donc dire, en gros, ne pas être pauvre, et pas grand-chose de plus.

La liberté comme non-ingérence

barrière avec un panneau keep out

Il faut attendre la fin de l'antiquité pour que les philosophes poussent le concept un peu plus loin.

Ils se posent notamment la question des contraintes que la nature ferait peser sur nous. L'Homme est-il vraiment libre face au monde, à sa propre nature (la fameuse "nature humaine") et à Dieu ? Si l'observation nous enseigne que tout n'est que cause et conséquences, somme nous vraiment "libres" de faire ce que l'on souhaite ? La liberté n'est-elle qu'une illusion ?

J'évoque la question rapidement histoire de mieux vous faire voir la progression du concept. Mais dans les faits ... ben on s'en fiche un peu. Car dans dé·polariser, on parle de politique. Pas de métaphysique6. Et en politique, on n'a pas d'autre choix que de considérer (à tort ou à raison) que l'être humain est autre chose qu'un automate dont les choix sont dictés par un univers froid, mathématique et purement déterministe. Sans ça, plus de responsabilité individuelle, donc plus de justice ni de règle, donc plus de société, donc pas de politique.

Donc, pour paraphraser John Stuart Mill7 :

Le sujet de cette série d'articles n’est pas ce que l’on appelle le libre arbitre mais la liberté sociale ou civile : la nature et les limites du pouvoir d'action humain en société.

Reste que la liberté est jusqu'à très récemment essentiellement définie en opposition à une contrainte extérieure.

En 1967, le philosophe Gerald C. MacCallum Jr. résume l'idée en une formule :

« x (n')est (pas) libre face à y de (ne pas) faire / devenir z » 8

Avec :

  1. x = un agent (l'être libre ou non)
  2. y = une "condition préventive" (la contrainte pesant sur l'agent)
  3. z = une action, une condition de caractère ou une circonstance (ce que l'agent souhaite ou non faire ou devenir)

Pour le dire autrement, la liberté de quelqu'un se réduit, pour MacCallum et beaucoup d'autres avant et après lui, à une « absence d'un élément de contrainte qui empêche l'agent de (ne pas) faire ou de (ne pas) devenir quelque chose » 9.

La liberté est une "non-ingérence", point barre. Si rien ni personne ne vient se mêler de mes affaires contre ma volonté, alors je suis libre.

La liberté positive contre la liberté négative

porte ouverte devant des escaliers

MacGallum écrit surtout cet article en réponse à un autre philosophe10 : Isaiah Berlin.

Neuf ans plus tôt (1958), Berlin donne une conférence qui fera date : "Two Concepts of Liberty"11. Il y distingue deux formes de liberté12 :

  1. une liberté négative, définie par une absence d'entraves
  2. une liberté positive, définie comme la possibilité concrète de faire quelque chose

Vous remarquerez que la liberté négative correspond assez bien à la définition précédente.

L'article de MacGallum que nous évoquions n'était en effet qu'une réponse à Berlin.

Berlin définie la liberté positive comme un bloc informe. Ainsi, il peut plus facilement la rejeter, allant jusqu'à la résumer à une « tyrannie déguisée ».

Dans sa réponse, MacGallum ne cherche pas à englober toutes les définitions (négatives comme positives) données par Berlin. Il se restreint simplement à la liberté négative, disant que toute autre vision ne serait « qu'inintelligibles ou figuratives ».

Tous deux se rejoignent donc parfaitement pour affirmer que plusieurs formes de liberté, c'est sale, bouh vilain pas beau. Car Berlin comme MacGallum n'ont qu'une idée en tête : défendre leur vision restreinte de la liberté par non-ingérence.

Mais oh surprise, parodier des théories bien construites ne les disqualifie pas. L'idée de liberté positive va ainsi suivre le même destin que le "Gros boum cosmique (Bing Bang)" de Fred Hoyle ou le "Chat quantique mort et pas mort en même temps" de Schrodinger. Bien que partant d'une intention parodique, le nouveau terme se trouve décrire un fait bien réel. Les personnes qu'il entendait caricaturer se l'approprient donc le plus naturellement du monde13.

Prenons comme exemple la liberté d'expression.

Si on la voit uniquement comme une liberté négative, il suffit que personne ne m'empêche de parler. S'il n'y a pas de censure, alors tout va bien, tout le monde est libre de s'exprimer, l'affaire est dans le sac.

Mais si on s'intéresse à la liberté positive, les choses deviennent très différentes14. On doit se poser la question : "Suis-je véritablement, concrètement, libre de m'exprimer ?" Est-ce que tout me permet vraiment de "faire porter ma voix", d'être entendu ?

Exemple : je suis une femme dans une réunion remplie de mecs assez basiques. Aucun ne m'écoute vraiment (parce que je suis une femme). Pire, certains reprennent juste ce que je viens de dire, et on les applaudit pour leur formidable contribution. Est-ce qu'on peut vraiment dire que j'étais libre de m'exprimer ?

Dans la section précédente, nous avons mis de côté les aspects métaphysiques de la liberté. Nous avons ignoré les contraintes que le monde déterministe (la nature et les dieux) feraient ou non peser sur l'individu. Car nous avons vu que cette question dépasse, voir contredit le champ de la politique.

Cela ne doit pas pour autant nous faire oublier les constructions humaines. Car la société elle-même contraint notre liberté (comme nous le verrons plus en détail dans le prochain article15). La liberté positive nous aide à comprendre la coercition de certains groupes sociaux par des constructions sociales. Prendre en compte la liberté positive implique de prendre en compte les oppressions systémiques16.

L'erreur fondamentale de la liberté négative

Deux personnes sous le regard de centaines de caméras de surveillance

Pour autant, séparer liberté négative et liberté positive ne résout pas toutes les erreurs des penseurs de la liberté par non-ingérence.

La première de ces erreurs vient de la définition même de la liberté négative.

Dire simplement que nous sommes moins libres quand quelqu'un interfère dans notre vie – nous empêche directement de faire ce que l'on souhaite – ne couvre pas tous les contextes. Car il y a un sujet en particulier que Berlin et d'autres préfèrent rejeter. Un sujet qui est pourtant bien présent depuis des lustres (au moins depuis l'antiquité).

On l'a déjà vu, le droit romain distinguait deux groupes d'individus : libres (civis) et esclaves. L'esclave étant sub postestate ; "sous le joug ou soumis à la volonté de quelqu'un."

Les romains le savaient bien : il n'est pas nécessaire de constamment intervenir pour limiter la liberté de quelqu'un. Le fait de savoir que je suis sous le joug de quelqu'un d'autre suffit à m'enlever ma liberté. Si je fais ou ne fais pas quelque chose uniquement parce que quelqu'un me le permet, alors je ne suis pas libre. Avoir conscience que ce pouvoir peut m'être retiré à tout moment suffit à me rendre esclave17.

Rappelez-vous la dernière discussion que vous avez eu avec une personne dont vous craigniez l'autoritarisme. L'un de vos parents, beaux-parents, votre patron, un policier, peu importe. Est-ce que vous aviez le sentiment d'être libre de parler comme vous l'entendez ? Ou est-ce que vous soigniez chaque mot, chaque geste ? Pour éviter les problèmes ? Pour éviter son ingérence, justement.

Si c'était le cas, alors vous étiez sous sa domination. Cette personne n'a même pas eu à intervenir pour vous faire agir comme elle le souhaitait. Vous n'étiez pas libre lors de cet échange. On vous a empêché, bloqué, interdit. Il y avait donc bien une limite à votre liberté. Ce qui rentre parfaitement dans le cadre de la liberté négative telle qu'on l'a définie plus tôt.

La domination inclue l'ingérence. Nous devons donc l'intégrer dans notre définition. Plus qu'une simple non-ingérence, la liberté négative est une non-domination.

On voit alors directement l'impact que la vision restrictive de Berlin et d'autres peut avoir en politique. Pour un pouvoir politique il n'est pas indispensable d'intervenir pour imposer chaque règle à chaque instant. Il lui suffit que tout le monde ait connaissance de sa domination.

Les régimes autoritaires poussent cette logique à l'extrême. Par la surveillance constante et une répression arbitraire. Ainsi, chaque personne se restreint elle-même, selon ce qu'elle imagine être la volonté du pouvoir en place. L'arbitraire nous amène à nous imposer des règles à nous même, contre notre volonté. Règles qui n'ont donc aucun besoin d'être explicitées par le pouvoir.

Considérer que seules les interventions directes limitent les libertés politiques revient à accepter tacitement un grand nombre d'atteintes à nos libertés fondamentales. C'est confondre le droit avec la simple tolérances et les privilèges octroyés.

Philip Pettit a rappelé ce fait, répondant à Berlin, en 1997, dans un livre complet et passionnant18.

Quentin Skinner a repris le sujet dans un article plus accessible en 20029:1, qui m'a beaucoup inspiré pour cet article. Je vous recommande d'y jeter un coup d'œil (d'autant plus que le livre de Pettit n'est plus disponible en français).

À leur suite, c'est tout un nouveau courant philosophique qui a été créé : les néo-républicains19 (ou néo-romains). La vision philosophique de la liberté était pas mal bloquée depuis plusieurs siècles. Grâce à toutes leurs contributions, les lignes bougent. Et c'est pas trop tôt20.

La liberté comme réponse aux visions individualistes

Il existe enfin un dernier point, pourtant fondamental, que nous avons toujours tendance à laisser de côté quand nous parlons de liberté.

Le seul et unique but de la politique est de définir des règles collectives. Et pourtant, quand les philosophes abordent la question de la liberté, ils ne parlent quasiment que de l'individu. Ce qui laisse de côté pas mal de sujets.

Prenons la liberté de réunion. Tout le monde ou presque s'accorde pour dire qu'il s'agit bien d'une liberté fondamentale. Pourtant, aucune des définitions qu'on a vues jusque-là nous permettent vraiment d'en parler. Car ce type de liberté n'a aucun sens pour un individu seul, isolé.

C'est une liberté collective (par opposition aux libertés individuelles ou personnelles). Une liberté qui ne peut exister que si plusieurs personnes les exercent ensemble. Ce qui renverse totalement tout ce que nous avons pu dire jusque-là.

La liberté de réunion est-elle négative ou positive ? Difficile à dire. Une ingérence ou domination sur un seul individu du groupe peut suffire à empêcher une réunion. La liberté de réunion est donc une liberté négative.

Mais cette ingérence ou domination peut également s'exercer sur l'ensemble du groupe. Dans ce cas, on peut dire qu'on empêche bien chaque sujet de se réaliser conformément à l'idée qu'il se fait de lui-même. C'est donc aussi une liberté positive. Alors même que les deux concepts sont mutuellement exclusifs.

On remarquera d'ailleurs que la liberté négative par non-ingérence est souvent invoquées pour justifier ce type d'ingérence du pouvoir sur un groupe. Dans le cas de la liberté de réunion, on évoque volontiers les "troubles à l'ordre public", à la circulation. Une réunion regroupant un trop grand nombre de personnes peut même être interdite en invoquant le "droit personnel à la sécurité" de ses participants.

Poussant le concept à son maximum, certains courants de la philosophique politique confrontent cette vision restrictive de la liberté à ses paradoxes.

« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté. » — M. Bakounine, 1895 21

Une telle définition est radicalement contraire à la vision commune. Si radicalement, en fait, qu'on a de prime abord tendance à considérer qu'elle est impossible à adopter. Analyser les racines d'un tel rejet dépasserait largement l'objectif de cet article. Je me contenterais donc de dire ici que l'idée même d'une telle liberté prend, sinon ses racines, sa popularité dans le mouvement socialiste, plus particulièrement dans ses ramifications libertaires. Rien de surprenant donc qu'elle ait été autant marginalisée et dévoyée, en philosophie comme en politique, que le mot "anarchie" lui-même.

Pour mieux la comprendre, on peut ici se pencher sur l'analyse de Pierre-Joseph Proudhon. L'auteur identifie deux visions de la liberté :

« La liberté simple [...] du "Chacun chez soi, chacun pour soi" [...] est synonyme d’isolement : celui-là est le plus libre dont l’action est la moins limitée par celle des autres ; l’existence d’un seul individu sur toute la face du globe donnerait ainsi l’idée de la plus haute liberté possible. — Au point de vue social, liberté et solidarité sont termes identiques : la liberté de chacun rencontrant dans la liberté d’autrui, non plus une limite [...], mais un auxiliaire, l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables. » 22

Penser cette liberté composée demande de se pencher sur nos vies quotidiennes en société. Sur ce qui nous empêche, très concrètement, d'être libres au quotidien. Les ingérences et domination sont des limites évidentes sur nous, en tant qu'individus. Au-delà de ça, est-ce que la domination d'autres individus diminue également ma propre liberté ?

À ce stade, je me doute que pour beaucoup d'entre vous, une telle vision reste trop radicale pour accepter de l'adopter au quotidien.

Cela dit, nous avons déjà établis qu'en parlant de politique, nous posons des définitions qui nous permettent précisément de faire société. Or, la société n'existe pas dans l'individualité. Nous pouvons donc considérer cette liberté composée comme un concept purement politique. Un outil permettant de penser hors des conventions habituelles, laissant aux autres domaines les réticences et autres débats autour de la liberté.

Même au-delà, nous avons fait de nombreuses avancées scientifiques depuis le XIXe siècle, en particulier dans le domaine des sciences sociales. Nous comprenons mieux les mécanismes de notre société, grâce à la sociologie et l'anthropologie. Nos mécanismes de pensée, grâce à la psychologie et aux neurosciences.

Toutes ces avancées tendent à valider cette thèse. À confirmer que l'être humain n'existe que par ses interactions sociales. Qu'il ne peut être considéré comme un individu purement isolé, mais plutôt comme une somme d'influences, normes et coconstructions23.

De là, on comprend que la liberté est effectivement une affaire de groupe social.

Il parait alors tentant d'adopter une vision clanique, ségrégationnelle de la liberté. Dans la continuité de sa définition individualiste, la liberté de mon groupe ne pourrait se faire qu'au déterminant d'autres groupes. Il apparait alors nécessaire d'établir la domination de ces autres groupes, et donc d'exclure toute interaction positive de mon groupe avec eux. Car sans cela, les limites à leurs libertés "contaminerait" le groupe choisi.

Mais les dérives d'une telle vision paraissent assez évidentes. Il s'agit notamment d'un point de vue caractéristique de l'extrême-droite identitaire, ne se définissant que par l'appartenance à un clan "élu".

Pour bien définir la liberté politique, il apparait donc nécessaire d'exclure tout découpage de la société en clans séparés. D'accepter que ces "groupes" peuvent se superposer, se mêler et avoir des interactions positives. Donc d'adopter un point de vue universel.

Pour approfondir la question de la liberté sur le plan historique, et le mettre en lien avec des mouvements politiques concrets, rendez-vous dans l'article suivant de cette série consacré aux libéralismes (incluant le néolibéralisme, le libertarianisme, ainsi que l'illibéralisme).


  1. David Graeber, "« Amargi », ou l’ardoise effacée.", Le Monde diplomatique, 22 Sept. 2020 ↩︎

  2. Dans cette région du monde en tout cas. ↩︎

  3. Aujourd'hui, le terme "esclavage" est essentiellement associé dans les esprits à la traite négrière. La traite d'êtres humains comme des biens commerciaux est effectivement liée à l'économie proto-capitaliste du commerce triangulaire. L'esclavage a cependant pris de nombreuses formes au cours de l'Histoire. Dans l'antiquité (de la Mésopotamie à la chute de l'Empire Romain), l'esclavage était bien plus le fait de la dette, de la guerre et de la justice que du commerce. Dans beaucoup de cas (et en particulier dans le cas présent), il pourrait donc paraitre plus juste de parler de péonage ou servage. Mais ces deux termes sont encore plus anachroniques que "esclavage", donc je m'en tiens à ce dernier. ↩︎

  4. On retrouve également la forme 𒂼𒅈𒄄 (ama-ar-gi), donnant le terme "moderne" amargi, plus couramment utilisé dans les textes de référence. Plus littéralement, ce mot pourrait être traduit en "retour à la mère" dans le sens "retour à un état originel", les esclaves libérés de leurs dettes pouvant alors revenir sur leurs terres. ↩︎

  5. Le concept moderne de "travail" n'est pas transposable à la Grèce antique. Les deux termes ἔργον (ergon) et πόνος (ponos) désignent deux concepts a priori opposés.

    L'ergon est alors le "travail" dans lequel la psyché (ψυχή, le "souffle de vie" ou "âme" rationnelle) s'accomplie, permettant à l'être de devenir "l'ami des dieux" (et donc, d'une certaine manière, libre).

    À l'opposé, le ponos serait le travail pénible imposé par le pneuma (πνεῦμα, "souffle vital" qui anime le corps), sans liberté. Il est cependant important de noter que, à l'opposé de ce qui a longtemps été supposé, les grecs ne semblent mépriser aucun de ces deux concepts d'un point de vue moral.

    Mais les deux mots et concepts sont encore plus complexes qu'il n'y parait. Leur sens changea suivant le contexte, les auteurs, et la période. Si vous disposez d'une grande motivation (et d'un bon stock de Dolipran) la très complète monographie de Raymond Descat, "L'acte et l'effort. Une idéologie du travail en Grèce ancienne (VIIIe-Ve siècle av. J.-C.) (Persée, 1986) est une excellente ressource pour étudier le sujet sous tous les angles.

    Pour être vraiment complet, on peut même évoquer un troisième concept : la skholè (σχολή), dont est issue notre mot "école". Concept qu'on peut anachronyquement rattacher à un "travail", mais qui se traduirait plutôt par "loisir" ou "temps libre". La skholè est l'incarnation et le révélateur de la conception antique de la liberté. Appanage des citoyens nés libres dispensés de ponos, la skholè est un "travail" de la pensée, donc philosophique. Politique et littéraire, la skholè est l'opposé de la contrainte. ↩︎

  6. On va pas se le cacher, les philosophes qui traitent de liberté civile et sociale évoquent souvent la question du libre-arbitre malgré tout. Pour moi, il y a trois cas de figure :

    1. les oeuvres anciennes pour lesquelles la question était nouvelle, ou en tout cas trop peu étudiée
    2. les oeuvres modernes qui ont besoin de l'évoquer par soucis d'exhaustivité (par pédagogie ou pour éviter d'avance certaines critiques)
    3. des cuistres contemporains, qui y font appel comme un truisme pour discréditer une position opposée de manière franchement malhonnète (oui, bon, j'y vais un peu fort je l'admet, mais faut dire que j'ai du lire beaucoup trop de textes franchements enrageants pour écrire cet article, donc vous me pardonnerez je pense de me défouler un peu)
    ↩︎
  7. « Le sujet de cet essai n'est pas ce qu'on appelle le libre arbitre (doctrine opposée à tort à la prétendue nécessité philosophique), mais la liberté sociale ou civile : la nature et les limites du pouvoir que la société peut légitimement exercer sur l'individu. » John Stuart MILL, "De la liberté", 1859, ed. UQAC, trad. Laurence Lenglet, 1990, p. 5 ↩︎

  8. « x is (is not) free from y to do (not do, become, not become) z », Gerald C. MacCallum Jr., "Negative and Positive Freedom" Philosophical Review, vol. 76, no. 3, July 1967, pp. 312-34 ↩︎

  9. Quentin Skinner, « Un troisième concept de liberté au-delà d'Isaiah Berlin et du libéralisme anglais », Actuel Marx, vol. 32, no. 2, 2002, p. 15. ↩︎ ↩︎ ↩︎

  10. Isaiah Berlin était et est encore plus souvent présenté comme un "historien des idées". Comme il le revendiquait lui-même, il n'a cependant jamais pleinement embrassé la rigueur de la méthode scientifique pour pouvoir être reconnu comme tel. Au lieu de cela, il affirme avoir essentiellement lu et tenté de comprendre les différents auteurs par empathie. Il énonçait également l'essentiel de ses idées à l'oral, afin de limiter sa propre responsabilité (« Les paroles s’envolent, et aucune responsabilité ne subsiste. »).

    La lecture de la pensée de Berlin est intéressante, mais laborieuse, car il est nécessaire de toujours garder à l'esprit que ses références constantes à d'autres penseurs ne sont pas de réelles retranscriptions, mais l'énonciation de sa perception propre. Les erreurs d'interprétations et incohérences sont ainsi omniprésentes dans son œuvre. Voir Cécile Hatier, « Lectures critiques », Revue française de science politique, vol. 52, no. 5-6, 2002, pp. 649-651. ↩︎ ↩︎

  11. Conférence qui donne ensuite lieu à un papier : Isaiah Berlin, “Two Concepts of Liberty” in Four Essays On Liberty, Oxford University Press, 1969, p. 118-172. Extrait disponible sur utahtech.edu. ↩︎

  12. Afin d'aider à la compréhension, je vais ici au-delà des écrits de Berlin, et "modernise" un peu son propos. Cette définition de la liberté positive est une conséquence nécessaire de celle que donne Berlin. Elle n'est cependant jamais évoquée dans ses écrits.

    Comme je l'évoquais dans une note précédente10:1, Berlin a en effet une facheuse tendance à l'incohérence, ce qui en rend la lecture difficile. Il prend ici de très nombreux détours pour expliquer son concept, au point de nous (et se) perdre en chemin.

    Pour le citer plus précisément, la liberté négative émergerait en répondant à la question :

    • « Quel est le domaine dans lequel le sujet - une personne ou un groupe de personnes - est ou devrait être permis de faire ou d'être ce qu'il est capable de faire ou d'être, sans ingérence d'autres personnes ? » (« What is the area within which the subject--a person or group of persons--is or should be left to do or be what he is able to do or be, without interference by other persons? »)

    La liberté positive, elle, naitrait de la réponse à la question "opposée" :

    • « Quelle est, ou qui est, la source de contrôle ou d'interférence qui peut déterminer quelqu'un à faire ou à être ceci plutôt que cela ? » (« What, or who, is the source of control or interference that can determine someone to do, or be, this rather than that? »)

    Ce qui, là encore, devrait pouvoir selon lui se résumer à un « voeux [illusoire] d'être son propre maître [dans] un "tout" social [...] identifié comme étant le "vrai" soi qui, en imposant sa volonté unique collective ou "organique" à ses "membres" récalcitrants, réalise sa propre, et donc leur, liberté "supérieure" ».

    Quiconque a un minimum pris connaissance du contractualisme de Rousseau peut ici constater que Berlin ne lis pas ces auteurs par "empathie", comme il l'affirme, mais sous l'angle des émotions que lui impose la projection de son amour-propre, et les fantasmes que celles-ci font naître en lui. Il se retrouve ainsi incapable de dépasser sa vision binaire insularisant l'individu dans sa confrontation à un agent coercitif.

    Berlin, se montrant incapable de comprendre la "pitié" rousseauiste, soit l'empathie, invalide par là même la crédibilité de l'intégralité de son œuvre.

    Demeure une critique du légalisme qui, si elle est abordée sous un angle moraliste plus que douteux, n'en est pas moins recevable et utile. Mais Berlin rate ici, encore une fois, l'occasion de l'actualiser et ainsi de donner à son discours le moindre intérêt hormis la simple dichotomie négative-positive.

    Si l'on dépouille son oeuvre des considérations morales et jugement attifs plus ou moins explicites, on peut malgrès tout y retrouver quelques idées méritant un réel approfondissement. Idées émanant d'autres auteurs qui ont su bien mieux les formuler avant lui. On citera notamment T. H. Green, qui, prêt d'un siècle plus tôt (1886), décrivait cette liberté positive comme « l'état [permettant à un sujet] de se réaliser conformément à l'idée qu'il se fait de lui-même ». ↩︎

  13. Le Wikipédia anglophone fourni plusieurs pages permettant d'aider à approfondir le sujet :

    ↩︎
  14. L'idée de liberté positive d'expression fait ici écho au concept d'iségorie (du grec ancien ἰσηγορία, isêgoriía), soit littéralement l'équité de la liberté de parole. Car la démocratie exige bien de "donner des chances" égales à chacune et chacun de s'exprimer. La liberté positive permet bien ainsi l'équilibre indispensable à la démocratie. On commence ainsi à voir que liberté et égalité ne sont pas forcément mutuellement exclusives. ↩︎

  15. Ici la question posée est avant tout celle du contractualisme. Plusieurs articles dédiés seraient nécessaires pour faire le tour de la question. La pensée libérale est cependant largement imprégné des trois principaux penseurs contractualiste : Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau. ↩︎

  16. Remarquez que cette opposition entre liberté négative et positive fait d'autant plus sens à notre époque.

    Tout comme MacGallum et Berlin avant eux, les tenants de la "panique woke" réactionnaire nient l'idée même de liberté positive. Se faisant, ils nient l'importance, voir l'existence même des oppressions systémiques. Leur vision du monde s'inscrie dans la parfaite continuité de cette pensée paséiste d'une liberté par simple "non-ingérence".

    Comprendre cet héritage peut même nous aider à comprendre certains de leurs comportement. Du point de vue de la seule liberté négative, contredire quelqu'un, même de manière polie et constructive, peut être vu comme une intervention abusive. "En me contradisant, tu m'empêche de m'exprimer tel que je le souhaite. Tu imposes donc une limite à ma liberté d'expression. Et limiter la liberté d'expression, c'est de la censure !"

    Selon cette vision étriquée et parodique, la liberté par "non-ingérence" n'est, en somme, pas très éloignée de la définition antique de la liberté. Puisque la volonté individuelle prime, seuls les ultra-privilégiés peuvent avoir le bénéfice de la liberté. Les autres, contraint·es par des éléments que l'on préfère ignorer ou considérer "naturels et justes", n'ont qu'à accepter leur sort. ↩︎

  17. « La liberté n'est pas uniquement restreinte par la réalité ou la menace d'une ingérence, mais également par le simple fait de savoir que nous dépendons du bon vouloir d'autrui (52). [...] Le simple fait d'être conscient de vivre sous la coupe d'un pouvoir arbitraire - un pouvoir capable de déranger nos activités sans avoir à tenir compte de nos intérêts - suffit en soi à limiter notre liberté (53). Savoir que nous sommes libres d'agir ou de nous abstenir d'agir uniquement parce que quelqu'un d'autre a décidé de ne pas nous en empêcher est ce qui nous réduit à l'état de servitude. » — Skinner (2002)9:2 ↩︎

  18. Philip Pettit, "Republicanisme ; une theorie de la liberte et du gouvernement", Gallimard, trad. Jean-Fabien Spitz, 2004

    Version Originale (en anglais) : "Republicanism: A Theory of Freedom and Government", OUP, 2001 ↩︎

  19. Pour une rapide et excellente introduction, voir "Politikon. "Une vraie doctrine de la liberté ? Le néo-républicanisme", YouTube, 17 Dec. 2018 ↩︎

  20. J'avoue que je ne partage pas toutes les réflexions et conclusions des néo-républicains. Mais ce n'est pas vraiment le sujet en philosophie politique. On prend de bonnes idées là où elles sont, on interprète, on remet en question, et on mix pour se faire sa propre idée. C'est un gros avantage par rapport à la politique institutionnelle 😉 ↩︎

  21. Michel Bakounine, Dieu et l’état (extrait du manuscrit inédit), Œuvres, P.-V. Stock (Bibliothèque sociologique, N° 4), 1895, Tome I, p. 281 ↩︎

  22. Les Confessions d’un révolutionnaire, La Banque du peuple: Chapître XV, 1849 ↩︎

  23. Pour rentrer dans les détails, nous devrions parler ici d'intersubjectivité ce qui, encore une fois, dépasse largement ce simple article.

    Si vous voulez vous pencher sur ce sujet, l'oeuvre de Maurice Merleau-Ponty est un bon début. Vous pouvez en particulier commencer par l'article L'expérience d'autrui (également disponible sous une forme plus accessible dans ce résumé de cours). ↩︎

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